Bien malin sera l’employeur qui pourra expliquer explicitement ce revirement de situation. Quoi qu’il en soit, pour obtenir le pouls de la situation, notre journaliste est allé à la rencontre de quatre employeurs de la région qui possèdent plusieurs années d’expérience en gestion d’employés.
Tous issus de domaines différents (usine, entreprise de service, épicerie, restaurant), ils vivent des défis distincts concernant leurs employés.
Rio Tinto Fer et Titane (RTFT) : le salaire ne dicte plus tout
À une certaine époque, Rio Tinto Fer et Titane (RTFT) recevait des candidatures en grande quantité. Annie-Pier Chapdelaine, partenaire d’affaires ressources humaines (RH) chez RTFT, se souvient de ce passé pas si lointain. Maintenant, son équipe et elle doivent multiplier les stratagèmes pour trouver et embaucher de nouveaux candidats, que ce soit pour des emplois spécialisés, journaliers ou étudiants.
« Auparavant, nous n’avions pas de mal à attirer des candidats, admet celle qui travaille chez RTFT depuis 12 ans. Nos offres d’emploi doivent être plus personnalisées qu’avant. […] Le one size fit all ne fait plus. On doit s’adapter à eux, sinon on n’arrive pas à les recruter. »
Malgré tout, elle affirme que les embauches vont bon train à l’usine de Sorel-Tracy. Entre autres grâce à une stratégie évolutive mise sur pied dans la dernière année pour attirer et retenir les employés. « On met plus d’importance sur le « comment » pour attirer les candidats. Ensuite, on s’intéresse à la rétention pour qu’ils fassent une longue et belle carrière ici », détaille la spécialiste RH.
Parmi ses solutions, l’entreprise sonde les employés à l’interne deux fois par année. « C’est pour comprendre leurs besoins et pour améliorer les conditions de travail », justifie Mme Chapdelaine.
Nouvelles motivations
Dans les dernières années, Annie-Pier Chapdelaine a noté un changement de motivations chez les candidats. Alors que certains étaient jadis plus motivés par le salaire, plusieurs sont dorénavant plus intéressés par les conditions de travail et leur épanouissement dans l’entreprise. Les nouvelles stratégies d’embauche de RTFT sont donc conçues pour répondre à ce changement.
« De plus en plus de gens veulent évoluer au sein de l’entreprise. Ce n’était pas un discours qu’on entendait auparavant. Ils veulent être écoutés, reconnus et impliqués, mais surtout considérés. Il y a une volonté de faire partie de la solution », détaille la spécialiste RH.
C’est pourquoi RTFT s’est positionné différemment pour développer une expérience « employé ». L’entreprise dénote ainsi un taux de roulement plus faible.
« Au-delà de statistiques, on s’intéresse à eux. On parle de plein potentiel, d’écoute, etc. Pour qu’ils se sentent bien », ajoute Mme Chapdelaine.
S’adapter à la nouvelle génération
Reconnu pour offrir de bons salaires, bien au-dessus du minimum imposé par l’État, RTFT recevait auparavant plusieurs curriculum vitae d’étudiants désirant obtenir un emploi estival. Tout comme pour les autres postes, la tendance s’est inversée.
« L’industrie métallurgique n’est pas très sexy pour les employés permanents et étudiants, admet Annie-Pier Chapdelaine. […] Avant, par notre bonne réputation, on les attirait facilement. Maintenant, on doit travailler plus fort. »
Bien que les postes étudiants soient tous pourvus pour l’été 2023, RTFT a dû revoir sa stratégie pour y arriver. « On est présent plus tôt que tard dans les écoles. On doit aller les chercher et les motiver. Après, on s’assure de les conserver pour deux ou trois étés », explique Mme Chapdelaine.
Selon elle, les jeunes étudiants d’aujourd’hui sont moins attirés par le salaire, mais plutôt par des horaires stables et de bonnes conditions de travail. « C’est encourageant de voir les nouvelles générations avoir des motivations et la volonté de faire partie d’un projet », conclut-elle.
Cinéma Saint-Laurent : prioriser l’ambiance au travail
Guillaume Venne est propriétaire de six cinémas au Québec, dont celui de Sorel-Tracy depuis 1997. Des employés, il en a vu passer. Mais, depuis quelque temps, il reçoit moins de curriculum vitae.
« C’est sûr qu’on reçoit moins de CV qu’avant, admet-il. Ce n’est pas seulement la COVID-19. C’est une multitude de facteurs. »
La majorité de ses employés sont des étudiants âgés de 16 et 20 ans qui travaillent au cinéma quelques années durant leurs études. Il y a donc un certain roulement d’employés. Guillaume Venne et son équipe parviennent bon an mal an à pourvoir l’ensemble des postes.
« On considère que travailler au cinéma est un emploi assez positif. Ce n’est pas trop demandant physiquement et les horaires sont agréables », soutient-il.
Changement de priorités
Récemment, Guillaume Venne a remarqué un changement de priorités chez les jeunes. Tout comme Annie-Pier Chapdelaine de RTFT, il note que les jeunes cherchent davantage une bonne ambiance, une équipe de collègues agréables et un horaire adapté à leur mode de vie plutôt qu’un salaire élevé.
« Ils cherchent une belle gang, précise-t-il. On essaie donc de donner notre maximum pour y parvenir. C’est un enjeu plus important qu’avant. Mais au cinéma, ç’a toujours été une prérogative que l’ambiance à l’interne soit priorisée. »
Provigo : concilier pour conserver
Karine Bouchard est propriétaire de l’épicerie Provigo à Sorel-Tracy depuis novembre 2020. Elle a auparavant occupé différents postes de gestion dans le monde de la boulangerie et de la restauration. Après huit ans d’expérience en gestion de personnel, elle assure que la situation a récemment changé.
« L’enjeu n’est pas tant un manque de CV, mais plutôt un roulement inhabituel d’employés. Le phénomène du ghosting est très présent. C’est-à-dire que les gens travaillent quelques journées et ne reviennent pas, sans jamais donner de nouvelles. » Ce phénomène occasionne bien des maux de tête à Mme Bouchard qui doit faire beaucoup de travail administratif.
Selon elle, les candidats sont au courant que plusieurs employeurs sont en recherche d’employés. « Ils savent qu’ils ont le gros bout du bâton. […] Ils n’hésitent donc pas à changer d’emploi rapidement s’ils n’ont pas ce qu’ils veulent », soutient-elle.
Lors de ses emplois précédents, Mme Bouchard sentait l’envie des candidats d’être embauchés et de conserver leur emploi. « Aujourd’hui, il y a tellement d’options que j’ai l’impression d’être moins prise au sérieux », mentionne-t-elle.
La situation est telle que lors des entretiens d’embauche, Mme Bouchard a le sentiment de devoir séduire les candidats, comme le personnage de Raymond Bouchard dans La Grande Séduction. « En entrevue, c’est rendu l’employeur qui est en entretien. On marche sur des œufs parce que les candidats n’ont plus le sentiment d’urgence pour trouver un emploi », explique Karine Bouchard.
Beaucoup d’exigences
La femme de 38 ans mentionne que les candidats arrivent dorénavant en entrevue avec beaucoup d’exigences. « Par exemple, certains viennent mener leur CV en disant vouloir seulement travailler la semaine. Mais ça ne marche pas comme ça », explique-t-elle.
Néanmoins, Karine Bouchard est conciliante et alterne les week-ends de travail pour ses employés. « Si je ne mets pas d’eau dans mon vin, je n’aurai pas d’employé », laisse-t-elle tomber.
La situation est aussi complexe avec ses employés étudiants. « Je dois ajuster leur horaire avec l’école, le sport et les activités. Je dois faire ça si je veux les garder à long terme. J’essaie d’être le plus malléable possible », soutient-elle.
Ses efforts semblent porter fruit, alors que plusieurs employés restent en poste. Cet été, pour l’instant, il ne lui manque qu’une caissière. « Les employés sont fidèles en majorité. Je suis chanceuse parce que je sais que d’autres propriétaires vivent une réalité complètement différente », conclut Karine Bouchard.
Restaurant Le Belvédère : des employés fidèles sauvent la mise
Éric Bernier, le directeur général du restaurant Le Belvédère, touche du bois : jusqu’à présent l’établissement situé aux abords du fleuve Saint-Laurent parvient à combler ses postes. « Nous sommes particulièrement chanceux, admet-il d’emblée. Je crois qu’on a une bonne aura parce qu’on réussit à avoir le personnel nécessaire. »
Il précise toutefois être toujours sur la corde raide. « Si un employé n’est pas disponible, on n’a pas de remplaçant », soutient M. Bernier.
Il espère que son personnel actuel demeure fidèle parce qu’il ne reçoit pas beaucoup de nouvelles candidatures. « Le recrutement n’est pas facile, signale-t-il. La restauration, ce n’est pas un domaine qui fait envie. La plonge et la cuisine n’attirent pas beaucoup de gens ».
Contrairement à RTFT, au Cinéma St-Laurent et à Provigo, Éric Bernier ne remarque pas de différence concernant le nombre de candidatures reçues. Selon lui, le besoin de main-d’œuvre est aussi criant qu’il y a quelques années dans le monde de la restauration. « Ce n’est pas pire qu’avant! Si je pouvais donner de meilleurs salaires aux cuisiniers, j’aurais plus de CV. Mais une grande partie des restaurateurs n’est pas prête à faire le saut », mentionne-t-il.
Ghosting et roulement d’employés
Bien que les candidats ne se bousculent pas devant la porte du Belvédère, Éric Bernier n’est pas victime de ghosting comme l’est Karine Bouchard au Provigo. « Ça ne m’est pas arrivé, informe-t-il. Mais des fois, des gens démontrent de l’intérêt lors de l’entretien d’embauche et lorsque je les rappelle, je n’ai jamais de réponses. »
Un des enjeux du restaurant est plutôt le roulement de personnel. Bien qu’il possède un noyau fidèle d’employés, le directeur général perd des travailleurs, souvent étudiants, après la saison estivale.
« L’été et l’hiver, ce sont deux mondes différents. L’hiver, c’est plus tranquille au restaurant, et parfois, lorsque l’été arrive, des employés quittent parce que ça devient plus intense. Ils sont comme surpris », détaille-t-il.
Malgré tout, M. Bernier parvient à embaucher des jeunes pour la saison estivale. Ensuite, le défi est de les conserver le reste de l’année pour qu’ils travaillent quelques heures par semaine.
« Je réussis toujours à en conserver quelques-uns. Mais on n’est pas à l’abri du roulement de personnel », conclut-il.